Pourquoi nous pouvons voler

Ce que cela signifie vraiment d'être une famille. Une chronique de Michèle Binswanger.

Contre une naissance, la science-fiction, c'est des trucs de gosses. On entre dans la maternité en tant que couple, deux personnes plus ou moins indépendantes qui se sont réunies de leur plein gré et qui ont pensé qu'avoir un enfant était une chose formidable. Et on quitte la clinique en tant que méta-organisme, une entité composée de trois personnalités existentiellement interdépendantes, en bref une famille.

Famille. Au début, ce mot est l'incarnation du bonheur. Maman et papa regardent bébé toute la journée, ou plongent leurs regards l'un dans l'autre et sourient en silence. Quand maman allaite, papa fait les courses. Il dépose solennellement une miche de pain et un paquet de viande des Grisons dans le panier et sait qu'il étranglerait un mammouth à mains nues pour sa famille si nécessaire, oui, oui ! Les jours passent, les semaines, les années. Et le terme de famille prend une autre connotation. Bien vieillie, pourrait-on dire, ou même rance. Famille signifie désormais restriction, stress, obligation. Cela arrive à un moment donné, autour du tournage, où l'on constate : On se trouve sur un vol à travers l'espace dont l'issue est incertaine. Les décennies à venir seront consacrées à alimenter les moteurs en énergie, à contrôler les systèmes pour que la navette ne s'écrase pas.

«Contre une naissance, la science-fiction, c'est des trucs de gosses».

Chacun est un destin pour l'autre et on se demande parfois comment cela peut se faire, car dans tout ce tohu-bohu, on a parfois du mal à se rappeler qui on est vraiment. Mais cela n'a plus beaucoup d'importance. Ce qui compte, c'est le rôle que l'on joue dans la famille. Une prise de conscience est inévitable au cours du voyage. L'être humain est faible et fait beaucoup d'erreurs. C'est étonnant qu'il soit capable d'accomplir un tel vol spatial. Mais il a aussi des pouvoirs secrets.
Mes enfants aiment par exemple le quatuor de monstres. Un jeu dans lequel des monstres s'affrontent et se mesurent entre eux par leurs différentes caractéristiques. Parfois, ils s'amusent à penser à notre famille comme à une collection de monstres. La fille a un facteur de malice de 150, le père un quotient d'injures de 75%. Le frère a un facteur de nervosité de 80. La mère a un taux d'injection de poison de 10.
Nous avons joué à cela pendant le dîner. Lorsque la ronde a été levée et la vaisselle préparée, le fils a dit : «Mais il y a aussi un joker dans ce quatuor. Une carte qui bat toutes les autres». «Aha», ai-je marmonné, l'esprit déjà occupé à faire la vaisselle. «L'amour», dit le fils. L'amour est notre joker". Je l'ai serré dans mes bras, ému. Depuis, je sais pourquoi nous pouvons voler.
© Tages-Anzeiger/Mamablog


A propos de l'auteur :

Michèle Binswanger, philosophe de formation, est journaliste et auteur de livres. Elle écrit sur des sujets de société, est mère de deux enfants et vit à Bâle.