«Madame Fredrich, comment vivent les enfants pauvres en Suisse ?»

En Suisse, environ 270 000 enfants sont considérés comme pauvres ou menacés de pauvreté.
Comment est-ce possible dans un pays aussi riche ? Bettina Fredrich de Caritas Suisse parle d'un phénomène invisible, de conditions de vie précaires et d'un État qui devrait mieux soutenir les familles.

Un bâtiment moderne non loin du mondain hôtel Art déco Montana à Lucerne. Les visiteurs ne peuvent y accéder que jusqu'à l'inscription. Ceux qui souhaitent pénétrerplus avant dans les locaux de Caritas Suisse doivent franchir une porte vitrée fermée à clé. Bettina Fredrich, responsable du service de politique sociale, conduit les visiteurs dans une salle de réunion au dernier étage : des baies vitrées jusqu'au sol, la vue s'étend loin sur le bassin du lac de Lucerne. «Je pensais que nous aurions notre entretien dans une atmosphère agréable», dit Bettina Fredrich en riant.

Madame Fredrich, la Suisse fait partie des pays les plus riches du monde. Pourtant, certains enfants du pays sont considérés comme pauvres. Comment se portent ces enfants ?

Bien sûr, la pauvreté en Suisse n'est pas la même qu'au Sud-Soudan, par exemple. Chez nous, la pauvreté est un phénomène invisible. Ici, les enfants ne vivent pas dans la rue et souffrent rarement de la faim. C'est pourquoi nous parlons de pauvreté relative. Environ 76 000 personnes sont considérées comme pauvres dans notre pays et ne peuvent pas participer à notre vie sociale.

Bettina Fredrich est responsable du service de politique sociale de Caritas Suisse. Elle vit avec sa famille près de Berne.
Bettina Fredrich est responsable du service de politique sociale de Caritas Suisse. Elle vit avec sa famille près de Berne.

Quand une famille est-elle considérée comme pauvre ?

Le seuil de pauvreté est déterminé en fonction des besoins et est calculé par la Conférence suisse des institutions d'action sociale. Selon ces calculs, sont par exemple considérés comme pauvres les parents avec deux enfants qui disposent de moins de 4900 francs par mois - ou les familles monoparentales avec deux enfants qui disposent de moins de 4000 francs par mois. C'est le montant nécessaire pour joindre les deux bouts. Il couvre les frais de logement, la caisse-maladie, les frais de première nécessité - rien de plus.

En d'autres termes, une famille touchée par la pauvreté doit se contenter de moins de 20 francs par jour et par personne ?

C'est exact. De plus, il existe un grand nombre de familles qui vivent juste au-dessus de ce seuil et qui peuvent à tout moment basculer dans la pauvreté. Environ 190 000 enfants sont concernés par de telles situations de précarité. Statistiquement, il y a donc dans chaque classe d'école un enfant touché par la pauvreté et deux enfants menacés de pauvreté.

«Les enfants touchés par la pauvreté ont rarement une chambre à eux. Il leur manque un endroit calme».

Bettina Fredrich de Caritas Suisse

Quelles sont les conséquences pour les enfants de grandir dans de telles conditions ?

Les conséquences sont multiples et touchent souvent différents domaines de la vie. Prenons par exemple le logement. Les enfants touchés par la pauvreté vivent souvent à l'étroit. Ils ont rarement une chambre à eux. Il leur manque donc non seulement un endroit calme pour faire leurs devoirs, mais aussi un lieu de retraite où ils peuvent se reposer et se détendre. L'absence de chambre peut en outre expliquer pourquoi ces enfants invitent moins souvent des amis. De plus, les logements bon marché sont souvent situés le long de routes fréquentées et il n'y a pas de possibilité de jouer librement à l'extérieur.

Avec quelles conséquences ?

Les jeunes enfants sont naturellement curieux et apprennent par le jeu. Ceux qui jouent dehors apprennent par exemple que l'eau peut être recueillie dans un chaudron, mais qu'elle s'infiltre dans le sable. Ceux qui n'ont pas la possibilité de faire de telles expériences prennent du retard. Le terrain pour les compétences de base, qui seront importantes plus tard dans la vie, manque.

Ces enfants sont-ils privés très tôt d'une participation à la société ?

Ils ne peuvent manifestement participer que de manière limitée. Par exemple, le choix d'un hobby n'est pas déterminé par les intérêts, mais subordonné aux possibilités financières. Souvent, il n'est pas possible de financer l'adhésion à une association.

On peut se demander si une activité de loisirs payante est déterminante pour une vie d'enfant épanouie ?

Il ne s'agit pas de cours de danse ou d'équitation. Le renoncement commence à un tout autre niveau. L'argent manque déjà pour des choses tout à fait quotidiennes comme des bottes d'hiver adaptées, la semaine d'école à la campagne, le cadeau pour la collègue de classe ou la photo de classe. Les frais dentaires, qui ne font toujours pas partie de l'assurance de base, sont un sujet urgent pour les familles touchées par la pauvreté. De nombreuses familles limitent en outre leurs dépenses au détriment d'une alimentation saine. Cela a des conséquences directes sur le développement physique des enfants.

Y a-t-il une interaction entre la maladie et la pauvreté ?

Oui, la pauvreté conduit souvent à la maladie, car d'une part, l'accès aux prestations de maladie et aux prestations de promotion de la santé, comme le sport, fait défaut. D'autre part, une personne malade tombe plus facilement dans la pauvreté.

Y a-t-il des effets psychologiques ?

En principe, on constate une forte interaction entre la pauvreté, la santé et la résistance. Ainsi, les enfants touchés par la pauvreté sont plus souvent en surpoids et atteints de maladies chroniques, et ils souffrent plus souvent de troubles psychosociaux. La possibilité de développer la résilience, c'est-à-dire la résistance psychique face aux crises, est également limitée chez eux. Ils ressentent souvent l'impuissance de leurs parents.

De quelle manière ?

Lorsque, après des mois de recherche, il n'a toujours pas été possible de trouver un logement adéquat ou que toutes les candidatures pour un nouvel emploi se soldent par des refus, l'absence de perspectives devient écrasante pour les parents. Cela se répercute sur le psychisme des enfants. Leur confiance en eux diminue. Il n'est pas rare qu'ils développent des sentiments de honte et de culpabilité. L'expérience de ne pas pouvoir participer marque les enfants touchés par la pauvreté.

Ces enfants souffrent-ils ?

Différentes études vont dans ce sens. Nous savons ainsi que les taux de suicide sont plus élevés chez les enfants et les jeunes touchés par la pauvreté. En ce qui concerne les parents, nous savons que les charges se répercutent souvent bien au-delà de la phase éducative et provoquent une précarité durable. En particulier chez les mères et les pères élevant seuls leurs enfants, cette lourde charge peut entraîner des angoisses, des dépressions et des atteintes à la santé.

L'enfant pauvre typique existe-t-il ?

La pauvreté a de nombreux visages. Mais l'expérience selon laquelle les parents doivent toujours dire non est une expérience que les enfants touchés par la pauvreté partagent avec d'autres enfants dans la même situation. En principe, deux groupes de familles sont surreprésentés dans les statistiques sur la pauvreté. Il s'agit d'une part des familles monoparentales. Cela s'explique par le fait que le risque de divorce n'est pas assez bien couvert en Suisse. Nous n'avons pas de pension alimentaire couvrant les besoins vitaux. Si l'homme gagne peu, il paie aussi peu. Les taux de ménages dans l'aide sociale le confirment également. Près d'un quart des ménages monoparentaux sont soutenus par l'aide sociale. Cette situation s'aggrave au niveau régional : A Bienne, par exemple, une famille monoparentale sur deux dépend de l'aide sociale.

Et l'autre groupe ?

Ce sont les familles dont les revenus ne suffisent pas, les «working poor» - souvent issues de l'immigration, encore plus souvent peu diplômées. Il n'est alors pas rare que des facteurs tels que l'accès à un logement bon marché ou la question de savoir si les places de crèche sont subventionnées ou si les primes d'assurance maladie sont réduites décident si la famille tombe dans la pauvreté ou non. Cela varie en fonction du lieu de résidence. Environ 50 000 enfants grandissent dans des ménages de travailleurs pauvres, ce qui représente deux tiers de tous les enfants touchés par la pauvreté.

«Ces parents font des efforts extrêmes : leurs enfants ne doivent renoncer à rien de fondamental».

Bettina Fredrich, Caritas Suisse

Ces parents ont-ils seulement la possibilité d'être de bons parents ? Ou sont-ils toujours occupés à combler le manque «de tout» ?

J'ai trouvé les familles que j'ai rencontrées très engagées. Elles s'efforcent de fonctionner à tous les niveaux. Les enfants ne doivent - malgré tout - renoncer à rien de fondamental, ils ne doivent pas être stigmatisés comme pauvres. Mais bien sûr : celui qui a plus de ressources financières peut déléguer des choses à l'extérieur, se dégager plus de temps pour la famille. La pression financière, la tension et la peur de nouvelles factures qui pourraient arriver dans la boîte aux lettres pèsent lourdement sur les mères et les pères. Beaucoup ont mauvaise conscience vis-à-vis de leurs enfants - la consommation fait partie du quotidien dans notre société.

Comment est-ce possible dans un pays aussi riche que la Suisse ?

Dans notre pays, les enfants sont en grande partie une affaire privée. Et donc un risque de pauvreté. La Suisse n'investit pas assez dans les enfants et les familles. Avec 1,5 pour cent du produit intérieur brut, elle se situe nettement en dessous de la moyenne européenne de 2,3 pour cent. Le faible subventionnement des places de crèche est particulièrement frappant. Les parents suisses paient une part deux à trois fois plus élevée des frais de garde que dans les pays voisins.

Qu'est-ce qui devrait donc changer ?

Je pense qu'il est essentiel de développer l'aide précoce. Chaque enfant doit avoir accès à l'éducation précoce.

"La Suisse n'investit pas assez dans les familles", déclare Bettina Fredrich.
"La Suisse n'investit pas assez dans les familles", déclare Bettina Fredrich.

Vous vous adressez entre autres aux crèches. Celles-ci sont ouvertes à tous.

Mais elles sont encore loin d'exister partout et ne sont tout simplement pas abordables pour de nombreuses familles. Un enfant coûte entre 7000 et 14 000 francs par an, la plus grande partie étant consacrée au logement et à la crèche. Pourtant, un encouragement précoce serait particulièrement indiqué pour les enfants issus de couches peu instruites. Des études internationales et nationales le prouvent : les inégalités qui existent à l'entrée dans le système scolaire ne peuvent pas être compensées au fil des ans. Au contraire : les enfants touchés par la pauvreté doivent redoubler beaucoup plus souvent et arrivent moins souvent au lycée. Les familles ne peuvent pas se permettre de payer des cours de rattrapage coûteux. Les chances de formation et les perspectives d'un revenu plus élevé diminuent donc. L'encouragement précoce serait la clé pour combler cette lacune.

Avec son programme d'impulsion, la Confédération a créé près de 55 000 nouvelles places dans le domaine des crèches et de l'accueil parascolaire au cours des 15 dernières années.

C'est une évolution positive. Mais il ne faut pas perdre de vue deux choses. Premièrement, le développement de l'offre a été très différent selon les régions. De nouvelles places n'ont pas été créées dans tous les cantons. Deuxièmement, le programme d'impulsion n'a pas modifié le financement. Ces places n'ont pas été subventionnées, elles continuent de coûter cher aux parents. C'est pourquoi le Parlement a alloué 100 millions de francs en 2016 pour, d'une part, rendre les places d'accueil moins chères et, d'autre part, les adapter aux besoins des parents. De nombreux parents travaillent par exemple par roulement ou de manière irrégulière, ils ont besoin d'une autre offre que les heures d'ouverture classiques des crèches de 7 à 18 heures.

Que peuvent faire concrètement les familles menacées de pauvreté pour améliorer leur situation ?

Vous savez, je peux dire à une mère : «Forme-toi, ne quitte pas ton travail pendant des années, partage avec ton père la garde de tes enfants, ne divorce pas. Tu minimiseras ainsi le risque de tomber dans la pauvreté». Mais ce serait déléguer la responsabilité aux personnes concernées. Et cela ne peut pas être le cas. En fin de compte, c'est le système qui doit changer. L'État a un devoir à remplir. La couverture des besoins vitaux en cas de divorce doit être garantie, de même qu'une meilleure conciliation de la vie familiale et professionnelle et un encouragement précoce de qualité pour les enfants. Le canton du Tessin montre l'exemple en la matière.

«Le Tessin est le seul canton où les enfants ne représentent pas un risque de pauvreté».

Bettina Fredrich de Caritas Suisse

De quelle manière ?

Le canton propose l'école maternelle facultative et gratuite à temps plein à partir de trois ans. Elle est utilisée par plus de 90 pour cent des parents. En outre, il existe des prestations complémentaires pour les familles à faible revenu. Cela permet d'éviter que celles-ci ne doivent recourir à l'aide sociale. Le Tessin est le seul canton où les enfants ne représentent pas un risque de pauvreté.

Vous avez évoqué la stigmatisation. À quoi faut-il faire attention dans les relations quotidiennes - en tant qu'enseignant(e) ou en tant que mère ou père non concerné(e) par la pauvreté ?

L'école fait un travail d'intégration très important. Et pourtant, tous les enseignants n'ont pas la même conscience de la pauvreté. Exemple de la photo de classe : chaque année, un photographe vient dans la classe, prend des photos et remet un portfolio aux élèves à la maison. Coût : 60 francs. Les enfants dont les parents n'ont pas les moyens de s'offrir une telle chose doivent rapporter le portfolio. Cela peut avoir un effet stigmatisant. On pourrait se demander si une photo de classe numérique faite maison et envoyée gratuitement par e-mail ne remplit pas tout aussi bien son objectif ?

Que peuvent faire les parents ?

Prendre conscience avant tout que certains enfants grandissent dans des conditions différentes des siennes et se concerter avec d'autres parents. Pourquoi ne pas fixer ensemble la limite à trois francs pour le prochain cadeau d'anniversaire d'un enfant ? Ainsi, les différences entre les enfants ne se manifesteront plus sur la table des cadeaux.

Si vous deviez faire un pronostic : combien d'enfants seront touchés par la pauvreté en Suisse dans cinq ans ?

De nombreux facteurs favorisent la pauvreté des enfants. Outre les frais de santé ou de logement d'une famille, les possibilités pour les parents d'exercer une activité professionnelle sont également déterminantes. Dans le cadre de la numérisation, on peut s'attendre à ce que les parents peu qualifiés perdent leur emploi et que leur risque de pauvreté ait tendance à augmenter. Si les choses continuent à évoluer au même rythme en ce qui concerne la conciliation de la vie familiale et professionnelle, l'encouragement précoce, les prestations complémentaires pour les familles, etc. La bonne nouvelle, c'est que la politique a le pouvoir de réduire durablement la pauvreté des enfants par des mesures ciblées.


Ce que fait Caritas

Dans son travail politique, Caritas Suisse s'engage sur le thème de la «pauvreté des enfants en Suisse» et soutient les familles touchées par la pauvreté avec différentes offres :

  • Caritas-Märkte: In 21 Läden in der Schweiz können armutsbetroffene Familien gesunde Lebensmittel wie Obst und Gemüse, Hygiene- und Alltagsprodukte stark vergünstigt einkaufen.
  • KulturLegi: Eltern in finanzieller Not erhalten Rabatte von 30 bis 70 Prozent auf über
    2550 Angebote wie Schwimmbad, Kino oder Pfadilager. Dadurch lernen sie neue Gspänli kennen, nehmen am gesellschaftlichen Leben teil und erweitern ihren Horizont.
  • Mit mir: Freiwillige Patinnen und Paten verbringen ein- bis zweimal im Monat Zeit mit Kindern aus schwierigen familiären Situationen. So können die Kinder ihre Freizeit kreativ gestalten, und ihr Selbstvertrauen wird durch die ungeteilte Aufmerksamkeit gestärkt. Dazu werden die Eltern entlastet.